Dezoom : la disparition des fermes familiales

Systems Innovation Paris Hub
5 min readJan 25, 2021

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Cet article fait partie d’une série qui vise — à travers des exemples concrets — à éclaircir des concepts tels que l’approche ou l’innovation systémique ; et à vous présenter des outils qui facilitent leur application. On utilisera dans cet article un diagramme de boucle causale, un outil nous permettant de visualiser la structure des systèmes, et donc de mieux comprendre leurs comportements dans le temps. Nous l’appliquerons au phénomène de disparition — ou bien la forte diminution — des fermes familiales en France.

La structure d’un système peut être décrite comme l’ensemble des relations de cause à effet entre ses éléments. Ces relations de cause à effet peuvent être linéaires ou circulaires. Quand elles sont circulaires on les appelle des “boucles de rétroaction” : la cause génère un effet qui, à son tour, vient ré-impacter la cause.

Il y a deux types de boucles de rétroaction : positives et négatives. Une boucle de rétroaction est dite “positive” si elle amplifie le phénomène : on parle également de cercles vertueux ou vicieux suivant le jugement de valeur qu’on accorde à cette amplification. Les rétroactions positives nous mènent vers une croissance ou un déclin exponentiel. A contrario, une boucle de rétroaction négative atténue le phénomène, elle a un effet stabilisateur.

Pourquoi dédier son temps à comprendre ces boucles ? Parce que c’est là que se cache le potentiel de changement d’un système. Si nous voulons changer un résultat indésirable, tel que la disparition des fermes familiales, nous avons besoin d’identifier ces boucles, pour pouvoir les influencer et changer les résultats de façon durable.

En France, les exploitations de plus de 100 hectares, qui occupaient moins de 25% des surfaces agricoles en 1988 , en occupent 64% en 2016 (source1, source2). Ce phénomène d’expansion se fait au détriment des fermes familiales ou de petite taille, absorbées par ces grandes exploitations.

Pourquoi cette expansion ?

Photo by Jack Bain on Unsplash

Ce qui suit se base sur une analyse faite par Donella Meadows (auteure principale du livre Les Limites à la Croissance) sur le secteur agricole américain. Je vous laisse juger par vous-même, mais la dynamique française ne me semble pas différer significativement de ce que Meadows décrit, en 1989, pour les États-Unis.

Meadows nous explique, en utilisant un diagramme de boucle causale, que les agriculteurs sont pris dans un cercle vicieux. À prix fixe, si un agriculteur veut ou a besoin de gagner plus d’argent, le moyen le plus évident pour le faire est d’augmenter la production. C’est ce que font certains, résultant — au niveau agrégé — en une production plus élevée que la consommation, et donc en une baisse des prix (1 dans l’illustration). Avec des prix plus bas, chaque agriculteur est poussé à produire davantage pour conserver le même revenu (2 et 3 dans l’illustration). Devinez ce qui se passe quand, pour conserver le même revenu, ils augmentent la production ? Le prix baisse, ce qui oblige chacun à produire encore plus.

Une ligne bleue désigne une relation de cause à effet positive dans laquelle si une variable augmente ou baisse, l’autre aussi : les deux variables bougent dans la même direction. Par exemple, si les prix des produits agricoles augmentent, alors le revenu des agriculteurs augmente aussi. Une flèche négative (rose) désigne une relation de cause à effet négative : quand une des variables augmente, l’autre diminue (et vice versa). Par exemple, si la production agricole augmente, les prix baissent.

Les agriculteurs sont sur un tapis roulant. Meadows explique que, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils puissent ou non faire du bon travail avec plus de terres ou d’animaux, les exploitations agricoles sont forcées de s’agrandir (4 dans l’illustration). Le message est le même pour toute entreprise dans le système de production actuel : grandissez ou sortez. Certains agriculteurs y parviennent, et accélèrent donc encore le tapis roulant, duquel d’autres — les fermes familiales (5 dans l’illustration) — sont alors éjectés, faute de pouvoir suivre le rythme.

Notez bien que ce ne sont pas des personnes ou des institutions spécifiques qui obligent les exploitations agricoles à grossir, c’est la structure du système qui les pousse à cela. Cette structure met en conflit l’intérêt personnel de chaque agriculteur et l’intérêt des agriculteurs dans leur ensemble, ainsi que l’intérêt de notre société en général. Ce type de structure est tellement récurrent dans les systèmes sociaux qu’on lui a donné un nom : la tragédie des communs. Pour en savoir plus, voici une vidéo animée (5’).

Quelle serait selon vous une façon d’aider les agriculteurs ? Des subventions, des réductions d’impôts, des meilleures technologies ? Ou cela les pousserait-il encore à s’agrandir, accélérer le tapis roulant et éliminer encore des petites exploitations du jeu ?

Quelles politiques leur permettraient de descendre du tapis roulant ? Car avec le nombre de suicides d’agriculteurs en augmentation partout dans le monde (près de 2 suicides par jour en France en 2015 (source)) il y a quelque chose qui ne va définitivement pas…

Et s’il suffisait de limiter la taille des exploitations ? Ou de limiter la quantité de chaque produit qu’une exploitation serait autorisée à commercialiser ? Cela pourrait résoudre le problème de surproduction, permettrait de stabiliser les prix agricoles, laisserait la place à du qualitatif, et encouragerait probablement les agriculteurs à diversifier leurs cultures, augmentant la résilience des territoires.

Veuillez noter que cet article ne veut pas donner des recommandations de politique publique, il est bien trop simpliste pour cela. L’objectif est d’illustrer le type d’analyse que le diagramme de boucles causales nous permet de faire, en nous aidant à focaliser l’attention sur la structure du système, en nous aidant à comprendre sa dynamique, et donc le pourquoi de ses résultats. Si l’on revisite un peu le dicton populaire, ces outils ne font rien d’autre qu’empêcher l’arbre — notre tendance à nous focaliser sur les parties plutôt que sur l’ensemble — de nous cacher la forêt.

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Auteur.e : Mariana MIRABILE

Edition : Bastien GERARD, Caroline VIGLIANI

Qui sommes-nous ?

Nous sommes un groupe de citoyens souhaitant déployer le potentiel des idées de l’approche systémique pour résoudre les problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés. Nous nous retrouvons et échangeons au hub parisien de Systems Innovation, un espace ouvert et gratuit pour apprendre et appliquer cette approche, ainsi que pour connaître d’autres personnes souhaitant agir dans cette direction.

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